Interesting article about luxury in Brazil and São Paulo published at Le Monde (in French)
Le Brésil dans la course au luxe
M le magazine du Monde | • Mis à jour le
Par Vicky Chahine
180 boutiques, 43 000 m2... Le centre commercial Cidade Jardim, à São Paulo, est axé sur le luxe et l'art de vivre.
Photo: Lalo de Almeida pour M Le magazine du Monde | Lalo de Almeida / Lalo de Almeida
COMME CHAQUE JOUR, ANA, LA QUARANTAINE RETOUCHÉE, quitte son appartement cossu en tenue de fitness et se dirige vers l'ascenseur. Etage Cidade Jardim. Les portes s'ouvrent sur ce paradis de la consommation relié directement à son immeuble : un centre commercial avec magasins de luxe, restaurants, cinémas, spa, salles de sport, laboratoires d'analyses, et bientôt une école...
Musique d'ambiance et décor arboré, ce "mall" est une ville dans la ville, où se retrouve chaque jour la bonne société de São Paulo. Après sa séance de Pilates, Ana rejoindra ses amies pour déjeuner puis, si les enfants ne sont pas encore rentrés de l'école, sans doute iront-elles jeter un oeil aux nouveautés du plus grand magasin Louis Vuitton d'Amérique latine, ou à la toute nouvelle boutique Dior inaugurée en mars. Tout cela sans jamais mettre un pied dans la rue. Ainsi va la vie des privilégiés, dans un cocon climatisé et entièrement sécurisé où le luxe européen rivalise de fastes. Après s'être solidement implantées en Chine, les enseignes hexagonales s'intéressent de près au marché brésilien, en commençant par São Paulo où 70 % du marché du luxe sont concentrés (d'après l'étude "Bossa & Beautiful, le XXIe siècle made in Brasil", d'Helene Capgras et Helen Kupfer, 2012-2013). Certaines maisons y possédaient déjà un point de vente, plutôt symbolique mais, face à une demande toujours plus importante, leur développement s'intensifie.
Photo: Lalo de Almeida pour M Le magazine du Monde | Lalo de Almeida / Lalo de Almeida
Forts de leur domination, les deux concurrents s'arrachent la présence de ces noms qui font rêver les Brésiliens. Chacun possède un service spécialisé dans la traque des nouvelles marques occidentales. Leurs arguments ? Négociation du meilleur emplacement, quitte à faire déplacer d'autres boutiques, gratuité de la location pendant les premiers mois, prise en charge du pas-de-porte, parfois de la gestion complète de leur implantation. "Pour avoir une offre plus large, les malls préfèrent développer eux-mêmes les marques plutôt qu'attendre qu'elles investissent le marché", explique Carlos Ferreirinha, ancien PDG brésilien de Louis Vuitton, aujourd'hui à la tête de MCF Consultoria, consultant en luxe au Brésil.
CET INGÉNIEUX (ET TRÈS RENTABLE) SYSTÈME part d'un constat simple : de nombreuses marques souhaitent s'implanter sur le marché brésilien mais n'en ont pas les moyens et sont effrayées par la complexité de la fiscalité locale. Elles apportent alors leur nom, leurs codes visuels et la marchandise, au mall de s'occuper du reste, depuis la location de l'espace jusqu'aux relations avec la clientèle. "Ils partagent ensuite les bénéfices", explique Carlos Ferreirinha. Ainsi, Christian Louboutin possède aujourd'hui trois boutiques au Brésil. Etonnant pour une PME ? Pas vraiment : son développement dans le pays, il le devrait à l'investissement financier d'Iguatemi. "De la même façon, le groupe gère l'implantation de Lanvin et du maroquinier Goyard, affirme Carlos Ferreirinha. Cidade Jardim a misé sur Hermès, avec une première boutique dont le personnel, formé par la maison mère, est salarié du mall. Evidemment, cette méthode réduit la possibilité que les marques ouvrent un point de vente chez le concurrent. L'exclusivité n'a pas besoin d'être contractuelle, elle coule de source."
Aujourd'hui, si une Brésilienne veut s'offrir un Kelly, elle doit se rendre à Cidade Jardim, si c'est une paire de Louboutin, à Iguatemi ou JK. Pour éviter cette contrainte de l'exclusivité, quelques marques ont préféré installer des bureaux locaux et ne solliciter les centres commerciaux que pour la location d'espace. Un luxe que seules les maisons épaulées par de grands groupes peuvent se permettre. C'est le cas notamment de Louis Vuitton, Dior et Chanel. "Notre structure locale nous permet de négocier en direct nos emplacements de boutiques et de faire croître l'image de la marque dans le pays", confirme Bruno Pavlovsky de Chanel. Un investissement humain et financier permettant également de jouer avec les taxes d'importation qui font grimper les prix de vente jusqu'à 50 %. Au Brésil, le sac Neverfull taille moyenne de Louis Vuitton est vendu 2 500 réis (964 €) contre 640 € en France. Autre exemple, le modèle Pump verni de Louboutin est affiché à 1 790 réis (690 €), et 425 € en France. Dans ces conditions, comment attirer la clientèle huppée et éviter qu'elle ne file à l'étranger dépenser ses réis ? Les malls capitalisent sur le service : liftiers dans les ascenseurs, personnel dévoué, conciergerie, voituriers zélés... "Quand on dépose son véhicule, c'est tout juste si on ne le récupère pas lavé et livré avec une bouteille d'eau !", s'amuse Helen Kupfer. "Comme c'est le cas en Chine, la notion de service est essentielle dans ce pays qui compte le plus de personnel de maison par habitant au monde", remarque Elisabeth Ponsolle des Portes, déléguée générale du Comité Colbert qui oeuvre au "rayonnement international" de l'industrie du luxe français.
Contrairement à Paris, New York ou Londres, où les boutiques de luxe sont devenues des lieux de visite touristique comme tant d'autres, elles n'attirent, au Brésil, que la clientèle locale. "J'ai le portable de la vendeuse de Louis Vuitton que je connais bien et avec qui je déjeune de temps en temps. Quand elle reçoit certaines pièces que je suis susceptible d'aimer, elle les fait porter chez moi pour que je les essaie", explique Maythe Birman, cliente régulière d'Iguatemi. Bruno Pavlovsky de Chanel confirme : "Chaque boutique a ses clients attachés à ses propres vendeuses, qui savent anticiper leurs attentes. De même, les achats des six collections annuelles sont réalisés par les directrices qui connaissent leurs clientes et adaptent au mieux leur sélection."Il y a quelques années lors de leur implantation en Chine, les marques plongeaient dans la culture asiatique. Elles font aujourd'hui leur éducation brésilienne et peuvent compter sur les malls pour les aider à comprendre les spécificités locales. "Nous mettons au service des marques une équipe qui peut les conseiller sur les collections fonctionnant dans un pays tropical, l'importance du service, les coutumes locales...", explique José Auriemo Neto, PDG de Cidade Jardim. Et au rayon coutume locale, il y a le crédit à la consommation ou parceladas, qui touche ici toutes les classes sociales. Au Brésil, on peut payer son sac Dior ou Chanel en plusieurs fois sans frais. "Je n'ai pas besoin d'acheter à crédit mais cela fait partie des moeurs. Et c'est plus agréable lorsque je reçois mon relevé de compte !", explique Maythe Birman.
SI LES MALLS TRAQUENT LES MARQUES OCCIDENTALES qui voudraient s'implanter au Brésil, les maisons occidentales guettent aussi le développement des malls. Car une fois qu'elles ont ouvert un point de vente dans les trois centres qui ciblent leur clientèle, comment peuvent-elles se développer davantage à São Paulo ? "Le Japonais Uniqlo cherche un point de vente, mais il peine à trouver un centre qui puisse lui offrir les 5 000 m2 dont il a besoin. C'est une autre gamme de prix mais cela montre bien les limites auxquelles les marques sont confrontées", analyse Carlos Ferreirinha. Un obstacle qui va sûrement pousser le luxe à explorer d'autres territoires que São Paulo, d'autres grandes villes comme Rio de Janeiro et Brasilia qui seront bientôt sous le feu des projecteurs avec la Coupe du monde (2014) et les Jeux olympiques (2016). Certains l'ont anticipé : Christian Louboutin est déjà implanté à Brasilia à travers le groupe IESC (Iguatemi), Louis Vuitton possède une boutique à Rio de Janeiro et le PDG de Dior dit "prospecter". Fin 2012, le Brésil comptait 503 malls dont 165 à São Paulo. "Aujourd'hui, le pays affiche le plus grand nombre d'ouvertures de centres commerciaux au monde. D'ici cinq ans, leur nombre aura doublé", affirme Carlos Ferreirinha. Aucun doute, la guerre est déclarée.